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Entretien #58 : Dr Nagi Souaiby, pionnier de la médecine d’urgence au Liban, “Une incomparable résilience”

Formé en France, le Dr Nagi Souaiby est un précurseur de la médecine d’urgence au Liban. Durement frappé par une série de catastrophes ces derniers mois entre crise politique, économique, sociale et sanitaire, le pays, et sa capitale Beyrouth, ont une nouvelle fois été ébranlés par la double explosion du 4 août. Malgré cette pierre supplémentaire dans le jardin du « Pays du Cèdre », le Dr Souaiby garde espoir et aspire à de grands projets visant à développer la médecine d’urgence extrahospitalière.

Propos recueillis par Yann Bellon 

 

Quelle était la situation dans les hôpitaux à Beyrouth avant le 4 août ?

Comme la plupart des pays européens, le Liban a pris en charge ses premiers cas de Covid en début d’année, et mis en place dès le mois de mars des mesures drastiques avec un confinement complet de la population. Et, pendant les 45 jours qui ont suivi, nous n’avons eu aucun cas positif. La situation a évolué en juin avec l’arrivée d’une deuxième vague, suivie d’une hausse sensible en juillet avec 100 cas positifs enregistrés chaque jour. Au 20 août, nous avons réalisé 437 000 tests : 1,5 % positifs, soit 10 350 personnes contaminées. 109 sont décédées, tandis que 68 ont été placées en réanimation.

 

Comment s’organise le modèle hospitalier libanais ?

Le Liban est un pays qui dispose d’un maillage hospitalier dense comprenant 159 hôpitaux répartis sur un territoire de 10 452 km2. 132 sont des établissements privés : certains à but lucratif, et d’autres créés par des associations ou des congrégations à but non lucratif, comme le Saint George University Hospital. Les 27 restants sont gérés par le gouvernement. Au tout début de la crise du Covid, hormis l’hôpital universitaire Rafic Hariri à Beyrouth, les autres structures hospitalières gouvernementales n’étaient pas prêtes.

 

Et le secours préhospitalier ?

La Croix-Rouge libanaise assure l’essentiel de l’activité du secours préhospitalier. Les secouristes sont des volontaires formés pour les premiers secours. Ils prennent en charge les urgences simples et moyennes. Et lorsqu’ils sont confrontés à des urgences graves, ils font du « scoop and run ». Ils effectuent un travail extraordinaire et, en raison des nombreuses catastrophes (guerres, attentats, explosions…) qu’a connu notre pays, ils ont acquis beaucoup d’expérience dans le ramassage des blessés, et savent comment répondre aux désastres. Suite à l’explosion du 4 août, ils ont notamment mis en place des postes médicaux avancés (PMA) et pris en charge un nombre important de blessés.

 

Comment s’est déroulée la prise en charge des blessés ?

Les blessures étaient multiples : des lésions induites par l’effet blast, des hémothorax, des fractures, des lésions ophtalmologiques, des coupures et des plaies… Néanmoins, le principal défi fut de prendre en charge la vague des patients. Jamais de ma vie d’urgentiste et de Libanais, je n’ai vu un tel afflux de victimes ! Au total, ce sont près de 5 000 blessés qui ont été pris en charge en trois heures dans une quarantaine d’hôpitaux pour environ 1 000 admissions. Le tout dans un contexte particulier, dû au Covid bien sûr, mais pas seulement. Le Liban fait face à une crise économique sans précédent. La livre libanaise a perdu cinq fois sa valeur. Aujourd’hui un dollar vaut 8 000 livres libanaises, contre 1 500 avant la crise. Résultat : les hôpitaux déjà très affaiblis manquent de ressources. Heureusement, face à ces crises à répétition, la population a développé une incomparable résilience. La population n’attend rien de l’Etat : elle sait que c’est à elle d’être réactive et d’agir. L’aide internationale a également été précieuse…

 

Comment ont été impactés les hôpitaux ?

Cinq grands hôpitaux ont été très endommagés, dont quatre totalement ou partiellement hors service : l’hôpital St George doté de 400 lits et l’hôpital des Sœurs du Rosaire muni de 200 lits ainsi que l’hôpital gouvernemental Karantina ont été mis complètement hors service, l’hôpital libanais-Geitaoui qui rassemble 250 lits a gardé en fonction l’unité spécialisée des grands brûlés et quelques brancards d’urgences. A St George par exemple, il y avait 13 patients de réanimation sous respirateurs et 17 ascenseurs en dysfonctionnement. Le système d’entraide entre hôpitaux a permis de transférer les patients, comme les femmes enceintes et les dyalisés par exemple, dans d’autres établissements qui ont fonctionné en situation dégradée. Dans certains cas, les personnels d’urgence n’ont eu d’autres choix que d’opérer dans la rue à la lumière des téléphones portables, ou de réaliser des trachéotomies et de ventiler au ballon.

 

Quelles ont été les conséquences de l’explosion pour les soignants ?

Ils ont payé un lourd tribut. Cinq infirmiers ont perdu la vie, tandis qu’à l’hôpital St George, 68 médecins et internes ont été blessés, dont au moins 10 grièvement. Au total, 120 médecins ont déclaré avoir été blessé à différents degrés. L’explosion a également contribué à une hausse exponentielle des cas de covid. Il est en effet impossible d’administrer des soins en respectant la distanciation sociale. Deux semaines après l’explosion, nous avons enregistré 500 nouveaux cas positifs par jour.

 

“Les personnels d’urgence ont été contraints d’opérer dans la rue à la lumière des téléphones portables”

 

Selon vous, cette énième catastrophe va-t-elle renforcer la cohésion des Libanais ? Ou risque-t-elle, au contraire, d’entraîner la fuite de talents ?

Les gens perdent espoir. L’histoire se répète… Il y a déjà eu une vague de départs provoquée par la crise financière ; mais je reste convaincu. Même si vous le quittez, le Liban ne vous quitte pas ! Les besoins financiers sont considérables. Et, malheureusement, la crise économique mondiale risque de réduire encore l’aide internationale.

Comment voyez-vous l’avenir ?

Je mène une mission pour le compte de l’OMS afin d’évaluer les dommages subis par les hôpitaux et estimer leurs besoins. La banque mondiale et le fonds national pour la population vont également répercuter les aides afin d’éviter les risques de détournements. En 2007, j’ai formé une centaine d’hôpitaux à l’élaboration de plan d’urgence. La catastrophe du 4 août va certainement pousser d’autres établissements à s’engager dans cette démarche. J’ai beaucoup œuvré pour le développement de la médecine d’urgence au Liban où un premier congrès national consacré à la spécialité a été organisé en 2005. Dès lors, les premières formations et services dédiés ont été mis en place, et les urgentistes qui exercent depuis maintenant trois à quatre ans sont notre fierté. Notre prochain grand projet est d’instaurer un SAMU pilote à Byblos en 2021. Ce service d’urgence extrahospitalier qui, à terme pourrait devenir le SAMU du Liban, permettra de professionnaliser les acteurs du secours libanais.

 

© DR

Le Dr Nagi Souaiby a fait médecine en France à partir de 1984, à l’université de Montpellier, puis à Paris à partir de 1993. De retour au Liban en 2000, il exerce en tant que réanimateur en chirurgie cardiaque et urgentiste à l’hôpital St Charles puis en tant qu’urgentiste à l’American University à Beyrouth et à l’hôpital St Joseph. Cofondateur de la première société de médecine d’urgence libanaise en 2003, directeur et fondateur de l’Ecole nationale des soins d’urgences en 2009, président du Conseil libanais de réanimation depuis 2011 et éditeur en chef de la Revue méditerranéenne de médecine d’urgence (MJEM), le Dr Souaiby est aujourd’hui chef de service des urgences à l’hôpital ND maritime de Byblos et coordinateur des Urgences du Keserwan medical center (KMC). Enseignant à l’université St-Joseph, praticien de médecine légale et expert auprès des tribunaux et des assureurs pour le compte du ministère de la Justice, il intervient également comme expert de l’OMS et du CICR.

 

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