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Nous sommes toujours en train de réguler le dernier lit disponible”. Entretien avec le Pr Elie Azoulay

Comme tous les hôpitaux d’Ile-de-France, l’hôpital Saint-Louis fait face à l’immense vague de patients atteints du Covid-19. Le service de réanimation est de fait particulièrement sollicité dans cette crise, mais, malgré les difficultés actuelles qui s’inscrivent dans un contexte économique déjà très compliqué depuis plusieurs années, les soignants, à tous les niveaux, tiennent bon. Le professeur Azoulay, médecin réanimateur mais aussi membre de l’European Society of Intensive Care Medicine, a accepté de répondre à nos questions entre deux patients.

Dans le contexte de la crise sanitaire liée au Covid-19, la réanimation est au centre de la réponse médicale pour les patients les plus graves.
Ce scénario a-t-il déjà été rencontré par le passé ?

 

Le professeur Elie Azoulay est spécialisé
en médecine pulmonaire et en réanimation.
Il dirige également l’Unité universitaire de
l’Hôpital Saint-Louis en réanimation médicale.
Il a notamment dirigé des études de cas
sur la gestion des crises respiratoires parmi
les patients réanimés. Il est membre actif
de la communauté et de la société ESICM,
Société savante européenne de réanimation,
pour laquelle il a été directeur
de la section éthique.
Photo (c) DR

Non. C’est une première. Nous en serions certainement arrivés à la même situation en 1919 pendant l’épidémie de grippe espagnole si les services de réanimation avaient existé. Mais ce n’est qu’en 1954, en réponse à l’épidémie de poliomyélite, que cette spécialité a réellement vu le jour. Les malades dont les voies respiratoires étaient paralysées avaient alors besoin de machines pour respirer. Mais ce que nous vivons aujourd’hui n’est pas comparable avec l’épidémie de poliomyélite, ni dans son dimensionnement, ni dans sa durée.

Plus récemment, à deux reprises, les services de réanimation ont été extrêmement sollicités, à Paris notamment : lors de l’épidémie de grippe en 2009 puis suite aux attentats de 2015. Mais à chaque fois, la sollicitation était d’une moindre importance, sur le plan du dimensionnement.

Par rapport aux autres pathologies, le passage en service de réanimation est-il différent pour les patients graves atteints du Covid-19 ?

Oui, car le temps consacré y est beaucoup plus long. Avec le coronavirus, les patients voient leur état se dégrader brutalement au bout d’une semaine et doivent être maintenus dans le service une semaine supplémentaire. Ce n’est qu’après ces deux semaines de réanimation très lourdes qu’ils commencent à peine à entrer dans la phase de sevrage. Les patients qui nous arrivent sont donc des malades très graves. Dans presque un cas sur trois, nous devons faire face à une insuffisance rénale importante. Ils doivent parfois être dialysés et ont besoin que nous les soutenions sur le plan cardio-vasculaire. Le pronostic est donc souvent difficile, surtout pour les patients les plus âgés et les plus malades
d’entre eux.

Les hôpitaux des régions fortement impactées ont rapidement atteint leurs limites. Est-ce un phénomène normal lié à une crise exceptionnelle ou la conséquence d’un système qui montre aujourd’hui ses fragilités ?

Cette pandémie s’est abattue sur un système hospitalier public malade, du fait de l’absence de volonté des uns ou des autres de le mettre en valeur, entraînant de fait une dette permanente qui a obligé à restreindre le capacitaire, les recrutements, etc. Mais la réponse apportée face au coronavirus n’est pas celle d’un hôpital malade. Nous avons réussi à prendre des décisions en anticipation, nous avons pu tripler, à Saint-Louis notamment, les lits de réanimation, et ça n’est pas fini. Nous avons réussi à mettre en place une organisation sanitaire entre hôpitaux de l’APHP et avec les autres hôpitaux d’Ile-de-France pour anticiper au maximum l‘afflux de patients. Malheureusement, j’ai peur que ça ne suffise pas… Aujourd’hui, nous sommes dans une situation très tendue, où nous sommes toujours en train de réguler le dernier lit disponible.

La solution visant à transférer des malades d’un hôpital surchargé à un autre hôpital moins sollicité pourrait-elle être pérennisée à l’avenir ?

Ce sont des procédures qu’il faudra forcément répéter en cas de nouvelle crise. Aujourd’hui, nous faisons face à une hétérogénéité de densité de Covid-19 sur le territoire français. Or, il y a des compétences en réanimation un peu partout sur le territoire. L’intérêt de ce système, c’est aussi de permettre aux hôpitaux qui sont encore devant la vague de commencer à se préparer. Mais ce sont des mesures qui restent exceptionnelles. Pour nous-mêmes, médecins, ce n’est pas évident. Nous ne sommes pas des robots et avons l’habitude de soigner les patients à côté de chez eux, près de leurs proches… Pour ne pas saturer le système et pouvoir soigner tout le monde, nous sommes obligés de prendre de telles mesures. C’est difficile pour nous aussi.

Comment la France se situe-t-elle par rapport aux autres pays européens en terme de capacités sur le plan de la réanimation ?

Sur le plan quantitatif, il y a aujourd’hui un nombre de lits de réanimation pour 1000 malades hospitalisés qui varie extrêmement en Europe. Il est de l’ordre de 6 en Italie et en Angleterre, 10 à 12 en France et 40 en Hollande ou en Allemagne. Les capacités d’accueil sont donc très différentes, mais je ne pense pas que le nombre de lits plus importants en Allemagne soit particulièrement à envier dans le sens où la mortalité des malades en réanimation en Hollande ou en Allemagne n’est pas différente de celle de la France. C’est juste que l’organisation de leur système de soin est différente. On sait aujourd’hui que l’utilisation en post-opératoire de lits de réanimation ne change pas le pronostic des malades. C’est surtout une question de confort pour les patients et pour l’organisation hospitalière, mais ça ne se traduit pas en bénéfice pour les malades. Il faut faire attention aux chiffres et comparer ce qui est comparable. Un marqueur fiable est notamment celui du nombre de malades en réanimation qui reçoivent de la ventilation artificielle. Celui-là est de 5 à 6 % quelque soit le pays. La plupart des autres marqueurs dépendent de la façon dont sont faits les prélèvements. Et comme les techniques sont différentes d’un pays à l’autre, ce n’est pas toujours possible de faire la comparaison. Aujourd’hui, en Europe, un malade a à peu près les mêmes chances de survie d’un pays à l’autre.

Des patients ont été transférés vers d’autres pays européens. Cette réponse à échelle européenne représente-t-elle une plus-value qui doit être pérennisée à l’avenir ?

Bien sûr. Et outre le transfert de malades, ce qui est le plus important, c’est le partage d’expérience. Lors du premier e-congrès en multiplex organisé par l’ESICM (European Society of Intensive Care Medicine, ndlr), nous avons pu entendre de nombreux collègues étrangers s’exprimer sur les problèmes rencontrés, comment ils ont pu y faire face, etc. Cela nous a fait gagner un temps précieux notamment en évitant certaines erreurs d’interprétation, mais aussi d’échanger les bonnes idées… On apprend beaucoup des autres dans ce genre de situation. Cette collaboration est formidable, c’est une vraie richesse.

 

 

 

 

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